La guerre contre les Maures
Friedich Engels
I
Nous avons longtemps attendu un mouvement de l’armée espagnole au Maroc, mouvement qui mettrait un terme à la première étape ou plutôt à la phase préliminaire de la guerre. Mais en vain, le Marchal O’Donnell ne semble guère pressé de quitter son camp sur les hauteurs du Serrallo, et ainsi nous contraint-il à étudier ses opérations bien qu’elles soient à peine engagées.Le 13 novembre, la première division de l’armée d’active espagnole, sous le commandement du général Echague embarqua à Algesiras, et quelques jours plus tard elle débarqua à Ceuta. Le 17, elle quitta la ville et occupa le Serallo ou Maison Blanche, sorte de grande bâtisse située à un mile et demi des remparts de Ceuta. Le terrain au alentours, est montagneux et accidenté, très favorable aux embuscades et à la guerre de guérilla. Les Maures, après une vaine tentative dans la même nuit pour reconquérir le Serallo avaient fait retraite et les Espagnols commencèrent à construire un camp retranché devant servir de base à des opérations ultérieures. Le 22, le Serrallo a subi une attaque des Angéites, les tribus maures vivant dans les environ de Ceuta. Cet affrontement fut le premier d’une série de combats incertains, série à laquelle se réduit toute la campagne jusqu’à ce jour, et dont chaque épisode a ressemblé exactement à tous les autres. Les Maures attaquent les lignes espagnoles en plus ou moins grande force et essaient par ruse ou par surprise de les contrôler en partie. Et si l’on en croit les communiqués maures, ils y réussissent généralement, mais contraint d’abandonner les redoutes faute d’artillerie. D’après les Espagnols, aucun Maure n’a jamais vu l’intérieur des redoutes espagnoles, et toutes leurs attaques se sont avérées absolument vaines. Lors de leur première attaque, les Anjérites n’alignèrent guère plus de 1.600 hommes, ils reçurent le lendemain 4.000 hommes en renfort et revinrent, sur le champ à l’attaque. Les 22 et 23 se passèrent en échange de coups de feu, mais le 25 les Maures firent marche avant avec la totalité de leurs forces, un dur combat s’ensuivit alors, au cours duquel le général Echaque fut blessé à la main. De fait, l’attaque maure fut si sérieuse qu’elle troubla l’assoupissement qui jusqu’alors avait caractérisé la conduite de la guerre par le Cid compeador O’Donnell. Il ordonna immédiatement à la seconde division sous les ordres du général Zabala et à la division de réserve sous les ordres du général Prim d’embarquer, et se rendit lui-même à Ceuta. Dans la nuit du 27, toute l’armée d’active espagnole était concentrée devant cette place. Le 29, on assiste à une autre attaque maure, repesé le 30. Apres cela, les Espagnols commencèrent à réfléchir sur leur position d’assiéger l’objectif de leur premier mouvement est Tétouan, située à quelques 20 miles au sud de Ceuta et à 4 miles des cotes. Ils se mirent en route vers cette ville, jusqu’au 9 décembre les Maures n’opposèrent aucune résistance. Au matin de ce jour, ils prirent par surprise les garnisons dans les deux principales redoutes et à leur habitudes, les abandonnèrent à la fin de la journée. Le 12, un autre affrontement eut lieu en face du camp espagnol, à environ 4 miles, et le 20 O’Donnell télégraphie que les Maures sont de nouveau attaqué les deux redoutes et ont été comme d’habitude glorieusement défaits. Ainsi le 20 décembre, la situation n’a pas changée d’un iota par rapport au 20 novembre. Les espagnols sont toujours sur la défensive, et quoiqu’en disent leurs communiques deux ou trois semaines auparavant, il y a aucun signe de progression. Les Espagnols, avec les renforts reçus le 4 décembre sont forts de 35.000 à 40.000 hommes, ainsi donc 30.000 hommes sont disponibles pour des opérations offensives. Avec de telles forces, la conquête de Tétouan devrait être facile. Certainement, il n’y a pas de bonne routes et le ravitaillement de l’armée en marche doit se faire à partir de Ceuta. Mais comment les français ont-ils agi en Algérie et les Anglais en Inde ? Sans compter que les mules espagnoles et les chevaux de trait ne sont pas si gâtés par les bonnes routes de leur propre pays au point de refuser d’avancer aujourd’hui en terre maure. Et quoique O’Donnell puisse dire pour sa défense, il ne peut être excusé de cette longue inactivité. Les Espagnols sont aujourd’hui au summum de leur force, et ils ne peuvent raisonnablement espérer être plus forts encore au cours de cette campagne, à moins de revirements inattendus exigeant des efforts extraordinaires. Par contre, les Maures deviennent de jour en jour plus forts. Le camp de Tétouan sous les ordres de Haj Abd Salem, qui a fourni le gros des troupes ayant attaqué jusque là les lignes espagnoles, a déjà gonflé de plus de 10.000, hommes outre la garnison de la ville. un autre camp établi à Tanger, sous les ordres de Moulay Abbas, reçoit constamment des renforts arrivant de l’intérieur. Cette considération devrait à elle seule inciter O’Donnell à avancer aussitôt que le temps le permettra. Mais il ne le fait pas, et c’est là sans nul doute une marque de profonde indécision et le signe qu’il trouve dans les maures des adversaires moins insignifiants que prévu. Et c’est un fait que ces derniers combattent extraordinairement bien. La preuve en est l’intensité des plaintes qui s’élevant dans les rangs espagnols au sujet de l’avantage que leur donne le terrain aux environs de Ceuta.Aux dires des Espagnols, les Maures sont très dangereux dans les revins et les broussailles, en outre ils connaissent chaque pouce du terrain, mais selon eux, dès qu’on sera dans la plaine, la solidité de l’infanterie espagnole contraindra bien vite les forces irrégulières marocaines à faire face et à battre en retraite. C’est une argumentation quelque peu douteuse à une phase où les trois quarts du temps passé à combattre le sont sous forme d’escarmouches en terrain accidenté. Et si les Espagnols apres une pause de six semaines devant Ceuta n’ont pas appris à connaitre le terrain aussi bien que les Maures, tant pis pour eux. Qu’un terrain accidenté soit plus favorable aux maquisards que la plaine est chose evidente. Mais meme dans un terrain accidenté l’infanterie régulière devrait avoir facilement l’avantage sur des bandes irrégulières. La guerre moderne avec ses appuis, ses renforts derrière les lignes déployées; la précision de ses mouvements le contrôle efficace des troupes, et leur épaulement mutuel pour marcher de concert vers un meme but, tout cela donne aux troupes régulières une supériorité telle sur les bandes irrégulières que meme sur le terrain le plus favorable aux embuscades, aucun irrégulier ne devrait pouvoir leur tenir tête, meme à deux contre un. Mais ici à Ceuta, c’est le monde à l’envers. Bien qu’ils aient la supériorité numérique, les Espagnols n’osent pas avancer.La seule conclusion que l’on peut en tirer est que l’armée espagnole n’a aucune expérience de la guerre de guérilla et que cette faille dans ce type de combat contrebalance les avantages que devrait lui conférer la discipline et l’entraînement militaire régulier. De fait, il semble qu’il y ait une proportion inhabituelle de combats au corps à corps, au yatagan et à la baïonnette. Lorsque les lignes espagnoles sont suffisamment proches, les Maures cessent le tir et s’élancent poignard en mais, comme font les Turcs, et ceci n’est pas du goût des jeunes recrues espagnoles. Cependant de nombreux affrontements ont déjà eu lieu et auraient dû les familiariser aux particularités du combat maure et à la manière la plus appropriée d’y répondre. Aussi, quand nous voyons le commandant hésiter toujours et rester sur la défensive nous ne pouvons guère porter en grande estime l’armée espagnole.Le plan de campagne espagnol tel qu’il ressort des faits ci-dessus décrits, comporte en premier lieur Ceuta comme base des opérations de Tétouan comme premier objectif à attaquer. Cette partie du Maroc fait immédiatement face à la cote espagnole et forme une sorte de péninsule de quelques 30 ou 40 miles de large sur 30 de long. Tanger, Ceuta, Tétouan et Larache en sont les quatre principales villes. Par l’occupation de ces quatre villes, parmi lesquelles Ceuta est déjà entre les mains des Espagnols, la péninsule peut aisément être soumise et servir de base à des opérations futures vers Fez et Meknès. La conquête de la péninsule semble donc l’objectif des Espagnols et la prise de Tétouan an marquerait la première étape. Ce plan parait assez sensé, il circonscrit les opérations dans une région peu étendue, peu éloignée, délimitée sur trois cotés par la mer et sur le quatrième par deux rivières (Tétouan et Tucos). C’est bien plus facile à conquérir que le sud du pays. Cela évite de s’enfoncer dans le désert, chose obligatoire si Mogador ou Rabat avaient été choisies comme bases d’opérations.
II
La campagne au Maroc a enfin bel et bien commencé. Avec ce début, disparaissent les proclamations romantiques dont la presse et l’enthousiasme populaire espagnols avaient entouré O’Donnell qui se laisse maintenant ramener au niveau d’un général passable. Au lieu de la chevalerie de Castille et de Léon, nous avons les hussards de la Princesse, et au lieu des épées de Tolède, les canons rayés et les coups cylindro-coniques font le travail.Vers le 20 décembre, les Espagnols commencèrent à construire une route praticable pour l’artillerie et les véhicules. Celle-ci devait traverser le terrain formé de collines au sud du camp situé en face de Ceuta. Les Maures n’essayèrent jamais de la détruire. Quelque-fois, ils attaquaient le général Prim dont la division protégeait les éléments construisant la route, d’autres fois le camp, mais toujours sans succès. Aucun de ces affrontements ne prit des proportions plus grandes que celles d’escarmouches à l’avant-garde, et pour le plus sérieux d’entre eux, qui se déroula le 27 décembre, les pertes espagnoles ne dépassèrent pas six morts et trente blessés. Avant la fin de l’année la route, qui ne fait pas plus de deux miles de long, fut achevée, mais une brusque tempête d’orages et de pluies, empêcha l’armée d’avancer. En même temps, et comme si elle devrait prévenir le camp maure des mouvements éminents de l’armée, une escadrille espagnole composée d’un voilier de ligne, de trois frégates à hélices et de trois vapeurs à roues en tout 246 canons, remonta l’embouchure de la rivière de Tétouan et bombarda le 29 décembre les fortifications qui s’y trouvaient. Les canons se turent alors et ce fut au tour des forces terrestres de procéder à la destruction et ce durant trois heures. On se rappellera qu’il s’agissait des mêmes constructions bombardées par les Français un mois auparavant avec des forces largement inférieures.Le temps s’était amélioré le 29, l’armée espagnole fit finalement mouvement le 1er janvier. Le premier corps d’armée composée de deux divisions commandé par Echague, le premier à débarquer en Afrique, demeura à l’intérieur des lignes devant Ceuta. Bien qu’il eut beaucoup souffert de maladies au cours des premières semaines, ce corps arrivait à mieux s’adapter et avec les renforts reçus depuis, se composait de 10.000 hommes, c’est-à-dire beaucoup plus que le 2e ou 3e corps d’armée. Ces deux derniers, commandés respectueusement par Zabata et Ros de Olano, ajoutés à la division de réserve de Prim, en tout 21.000 à 22.000 hommes, se mirent en marche le premier jour de la nouvelle année. Chaque homme portait une ration de six jours alors q’un million de rations, soit un mois de provisions était embarqué pour accompagner l’armée. Avec Prim à l’avant-garde, soutenu par Zabata et ros de Olano à l’arrière, les collines au sud de Ceuta furent franchies. La nouvelle route menait vers la méditerranée à deux miles du camp. Là, une plaine en forme de demi-cercle s’étendait à quelque distance, l’arc étant bordé par la mer, tandis que l’intérieur était formé d’un terrain accidenté s’élevant graduellement en montagnes. A peine la division de prime quittât-t-elle le camp que les escarmouches recommencèrent. L’infanterie légère espagnole repoussa facilement les Maures vers la plaine; et de là vers les collines et les broussailles qui longeaient leur ligne de marche. Ici, par malentendu, deux faibles escadrons des hussards de la princesa étaient amenés à changer et ils le firent avec un esprit tel qu’ils passèrent droit à travers la ligne des Maures, et se trouvèrent dans le camp ennemi. En s’enfonçant partout dans un terrain accidenté et ne trouvant nulle part un terrain praticable pour une charge de la cavalerie ou de l’infanterie. Elles durent battre en retraite avec une perte de sept hommes, c’est à dire presque tous leurs officiers en plus des simples soldats. Jusqu’ici le combat a été mené principalement par l’infanterie et une ou deux batteries de l’artillerie de montagne soutenues ici et là par l’effet plus moral que physique du feu de quelques canonnières et vapeurs. Il apparaît qu’O’Donnell avait l’intention de s’arrêter dans la plaine sans occuper en permanence, pour le moment, l’arête montagneuse formant la limite de la plaine au sud.Cependant, dans le but d’assurer la sécurité à ses positions pour la nuit, il donna l’ordre à Prim de déloger les combattants maures de versant nord de l’arrêt et de se replier ensuite au crépuscule. Prim cependant, qui se trouve être le plus grand homme de combat de l’armée espagnole, s’engagea dans un sérieux accrochage lequel se termina par la prise de tout le sommet de la crête et édifia un retranchement improvisé à son front. Ce jour là, les pertes espagnoles s’élevèrent à 73 tués et 481 blessés.La position occupée en ce jour était connue sous le nom de Castillejo, du nom désignant deux bâtiments blanchis l’un sur le flanc intérieur près de la plaine, l’autre sur l’arrête conquise pendant l’après-midi par Prim. La désignation officielle du camp cependant se révèle être "Coparmento de la Condensa". Le même jour les Maures tentaient une légère diversion contre le camp devant Ceuta en attaquant la redoute de l’extrême droite et l’intervalle entre les deux redoutes de l’extrême gauche. Ils étaient cependant facilement repoussés par l’infanterie d’échange et le feu de l’artillerie.L’armée active resta trois jours dans le camp de la Condensa. L’artillerie de campagne et une batterie de fusée aussi bien que le reste de la cavalerie (l’ensemble de la brigade de cavalerie consiste en huit escadrons de Hussards, 4 escadrons de cuirassiers sans cuirasses, et 4 escadrons de lanciers, en tout 1.200 hommes) arriva au camp. L’attirail de siège seul (dont une batterie de cannons rayés pouvant lancer des projectiles de 12 livres) se trouvait encore à l’arrière. Le 3 6’donnell entreprit des opérations de reconnaissances vers Monte Negro, la chaîne de montagnes suivante, au sud. Le temps restait beau, chaud à midi, avec de lourdes retombées de rosées la nuit. Le choléra sévissait encore parmi une ou deux divisions et quelques corps d’armée avaient sévèrement souffert de cette maladie. Les deux bataillons d’ingénieurs par exemple, contre lesquels la maladie s’était particulièrement acharnée furent réduits de 135 à 90 hommes par compagnie.Jusque là, nous disposons de compte-rendus détaillés. Pour la suite des opérations nous sommes réduits à de maigres télégrammes relativement inconsistants. Le 5i l’armée avança, le 6 elle campa au Nord de la vallée Negro, après avoir traversé les défilés sans rencontrer de résistance. Que cela signifie que la crête du Monte Negro a été franchie et que l’armée campe sur le versant sud, cela est très incertain. Le 9, on nous rapporte que l’armée était é une lieue de Tétouan et qu’une attaque des Maures avait été repoussée. Le 13 la totalité des positions de Cabo Negro étaient prises, une victoire complète obtenue, et l’armée devant Tétouan. Aussitôt que l’artillerie serait amenée, la ville devrait être attaquée. Le 14, la division du général Rios, forte de 10 bataillons, concentrée au départ à Malaga, débarqua à l’embouchure de la rivière de Tétouan et occupa les fortifications détruites par la flotte une quinzaine de jours plus tôt. Le 16, nous apprenons que l’armée était sur le point de franchir la rivière et d’attaquer Tétouan.Pour expliquer cela, nous pouvons constater qu’il y a quatre chaînes distinctes de collines à traverser entre Ceuta et Tétouan. la première se situe immédiatement au sud du camp de l’armée et même à la plaine de Castillejo. La seconde ferme cette plain au sud. Ces deux chaînes furent prises par les espagnols le 1er. Plus loin encore au sud, perpendiculairement à la cote méditerranéenne, se trouve l’arête du Monte Negro et parallèlement, mais plus au sud vient une autre chaîne, plus élevée, se termina sur la cote par le camp appelé Cabo Negro, au sud duquel coule la rivière Tétouan. Les Maures après s’être accrochés sur le flanc de l’armée d’invasion pendant le 1er, changèrent de tactique, s’éloignèrent plus au sud et essayèrent de barre, de front la route de Tétouan. On s’attendait à ce que la bataille décisive pour cette route ait lieu dans les cols de la dernière chaîne et il semble que cela ait été le cas le 13.Les dispositions tactiques de ces combats ne paraissent pas très crédibles des deux cotés. De part des Maures, nous ne pouvons nous attendre à autre chose qu’à un combat irrégulier mené avec la bravoure et la ruse des demi-sauvages. Mais même en cela, ils semblent défectueux. Ils ne semblent pas faire preuve de ce fanatisme que les Kabyles des chaînes côtières algériennes et même du Rif ont opposé aux Français. Le long et vain combat d’escarmouches au front des redoutes près de Ceuta semble avoir brisé les premières ardeur et énergie de la plupart des tribus. Encore une fois, en ce qui concerne leurs démarches stratégiques, ils ne suivent pas l’exemple des Algériens. Apres le premier jour, ils abandonnèrent leur propre plan, qui consistait à harceler le flanc et l’arrière de la colonne en marche et d’interrompre ou de menacer ses communications avec Ceuta, au lieu de cela, ils s’employèrent durement à devancer les Espagnols pour leur barrer la route de Tétouan de front, provoquant ainsi ce qu’ils auraient du éviter : Une bataille rangée. Peut-être auront-ils encore le temps d’apprendre qu’avec des hommes et un pays tels que les leurs, la guérilla est le moyen approprié d’user un ennemi qui, quelle que soit sa supériorité en armement et en discipline, est gêné dans ses mouvements par d’immenses impedimenta, inconnus d’eux, et qui ne sont pas faciles à acheminer dans un pays dépourvu de routes et inhospitalier.Les Espagnols ont continué comme ils ont commencé après deux mois d’inactivité à Ceuta, ils parcouru une distance de 21 miles en 16 jours, progressant en moyenne de 5 miles tous les quatre jours. Même si l’on tient compte de l’impraticabilité des routes, il n’en reste pas moins que cela représente un degré de lenteur inconnu jusque là dans la guerre moderne. L’habitude de faire manœuvrer de grands corps d’armée, de préparer des opérations extensives, de faire marcher une armée qui, après tout, équivaut à peine, en force à un des corps de l’armée française lors de la dernière campagne d’Italie, tout cela semble être quasi ignoré des généraux espagnols. Comment expliquer ce retard autrement ? Le 2 janvier O’Donnell avait son artillerie à Castillejo, à l’exception de l’attirail de siège, mais il attendit tout de même deux jours de plus et n’avança que le 5.La marche de la colonne elle-même semble assez bien organisée, mais avec des marches aussi courtes, il ne pouvait en être autrement. Sous le feu, les Espagnols semblent combattre leur ennemi avec un dédain qu’une discipline supérieure et une série de victoires ne peuvent manquer de leur inspirer. Mais il reste à voir si cette certitude de la victoire se maintiendra quand le climat et les et les fatigues d’une campagne qui se terminera sûrement par le harcèlement à la guérilla, réduiront tant le moral que le physique de l’armée. Quant au commandement, jusqu’à maintenant, on ne peut en dire grand chose, les détails sur tous les combats, à l’exception du premier, sont encore maladresses évidentes : la charge de la cavalerie et l’avance du général Prim au-delà des limites que lui que lui fixait les ordres qu’il a reçu. Si de telles choses devaient se reproduire régulièrement, il n’en résulterait que le pire pour l’armée espagnole.La défense de Tétouan sera vraisemblablement courte mais tenace, les ouvrages défensifs sont sans aucun doute mauvais. Mais les Maures sont d’excellents guerriers derrière les remparts comme cela avait été prouvé à Constantine et dans d’autres villes algériennes. Le prochain courrier apportera peut-être des nouvelles sur sa prise d’assaut. Si tel est le cas, nous pouvons nous attendre à une pause dans la campagne, car les Espagnols auront besoin de temps pour améliorer la route entre Ceuta et Tétouan, afin de faire de celle-ci une seconde base d’opérations, et pour attendre de nouveaux renforts. A partir de là, le prochain mouvement se fera sur Larache ou Tanger.En outre cela rapproche le théâtre des opérations des frontières espagnoles qui en sont juste séparées par le détroit de Gibraltar. Mais quel que puissent être les avantages de ce plan, il n’est d’aucun intérêt s’il reste inexécuté plus longtemps, et si O’Donnell persiste dans son attitude, il risque de se couvrir de honte et entacher la réputation de l’armée espagnole, et ce, malgré ses communiqués de guerre grandiloquents.
III
Comme à son commencement, et peut-être au moment où le dernier acte de la guerre espagnole au Maroc est arrivée à son terme, et comme les rapports officiels nous sont parvenus, nous pouvons une fois de plus revenir sur le sujet.Le premier janvier, l’armée espagnole a quitté les lignes de Ceuta, dans le but de marcher sur la ville de Tétouan, située à 21 miles seulement. Bien que n’ayant été à aucun moment attaqué, ou arrêté par l’ennemi, il ne prit pas moins d’un mois au Maréchal O’Donnell de mettre ses troupes à la portée de vue de cette ville. L’absence de route la prudente nécessaire ne constituent pas des motifs suffisants pour justifier la lenteur sans précédent de cette marche, et il est clair que la maîtrise de la mer par les espagnols n’a pas été pleinement utilisée. Le fait qu’une route a dû être construite pour l’acheminement de l’armement lourd et des provisions ne constitue pas non plus une excuse. Le tout aurait pu être transporté par bateaux, tandis que l’armée, disposant de provision pour une semaine, et sans autres armes que l’artillerie de montagne (portée à dos de mules) aurait pu atteindre les hauteurs de Tétouan en cinq jours au plus et y attendre la division de Rios, laquelle alors, trois semaines plus tard, ne pouvait être empêchée de débarquer à l’embouchure du Wahad El Jehu. La bataille du 4 février aurait pu être menée, et probablement dans des conditions plus favorables encore pour les Espagnols, le 6 ou 7 janvier. De cette manière des milliers d’hommes perdus par la maladie auraient pu être épargnés et Tétouan prise le 8 janvier.C’est là peut-être une affirmation audacieuse. Sûrement O’Donnell était aussi impatient de perdre Tétouan que n’importe lequel de ses soldats, il a fait preuve de bravoure, de circonspection, de sang-froid et d’autres qualités militaires. S’il lui fallut un mois pour y arriver, comme aurait-il pu faire la meme chose en une semaine ?O’Donnell avait devant lui deux manières de faire avancer ses troupes. D’abord, il pouvait compter principalement sur la communication par voie terrestre, et n’utiliser les bateaux que comme moyens auxiliaires. Ce qu’il fit. Il organise un transport terrestre régulier pour ses provisions et munitions et pis avec l’armée une importante artillerie de campagne de pièces de 12. Son armée devait être entièrement indépendante des bateaux, en cas de besoin ; les bateaux devaient servir simplement comme seconde ligne de communication avec Ceuta, ce qui est utile mais non indispensable. Ce plan, bien entendu, entraîne l’organisation d’une immense train de véhicules, lequel nécessita la construction d’une route. De cette façon, une semaine fut perdue avant que la route menant des lignes à la baie n’ait été construite, et presque à chaque pas, toute la colonne, armée, train et tout, devait s’arrêter, jusqu’à ce qu’un autre tronçon de la route ait été construit pour la poursuite de la marche le lendemain. Ainsi durée de la marche dépendait du nombre de miles de route que les ingénieurs espagnols pouvaient construire chaque jour : et il apparaît avoir été construit un demi mile par jour. Ainsi tous les moyens choisis pour transporter les provisions nécessitaient un accroissement important du train, plus l’armée passait de temps en route, plus elle devait consommer. Ensuite, lorsque vers le 18 janvier, une tempête éloigna les bateaux de la cote, l’armée souffrait de famine, et ce alors que leur dépôt de Ceuta était proche.Un autre jour de tempête, un tiers de l’armée a dû retourner à l’arrière chercher les provisions pour les deux autres tiers. Ce qui amena le Maréchal O’Donnell à promener 18000 espagnols le long de la cote de l’Afrique pendant tout un mois au rythme deux tiers de mille par jour. Ce système d’approvisionnement de l’armée une fois adopté, aucune puissance au monde sans pareille. Mais n’était-ce pas, d’ailleurs, une erreur que de l’adopter ?Si Tétouan avait été une ville intérieure située à 21 miles de la cote au lieu de 4 miles, nul doute qu’il n’y aurait pas eu d’autres choix. Les français, dans leurs expéditions à l’intérieur de l’Algérie trouvèrent des difficultés identiques et les surmontèrent de la même manière, bien qu’ils employèrent une énergie et une promptitude plus grandes. Les Anglais en Inde et en Afghanistan ont triomphé de cette difficulté avec une facilite comparable en affourageant, dans ces pays, des bêtes de somme. Leur artillerie était légère et n’exigeait pas de bonnes routes, les campagnes étaient menées seulement en saisons sèches, quand les armées pouvaient marcher droit à travers le pays. mais il revenait aux Espagnols et au Maréchal O’Donnell la distinction d’acheminer une armée le long de la cote pendant tout un mois, et de parcourir en ce laps de temps l’immense distance de 21 miles. Il ressort avec évidence de ceci qu’aussi bien les appareils que les idées au sein de l’armée espagnole sont désuets. Avec une flotte de bateaux à vapeur et de navires de transports, constamment à portée de vue, cette marche est parfaitement ridicule et les hommes mis hors de combat au cours de sa durée par le choléra et la dysenterie, ont été sacrifies au parti pris et à l’incapacité. La route construite par les ingénieurs n’était pas en communication réelle avec Ceuta, car elle n’était contrôlée en aucun endroit par les Espagnols, sauf là où ils arrivaient à camper. A l’arrière, les Maures pouvaient à tout instant le rendre impraticable. Pour porter un message ou escorter un convoi vers Ceuta, il fallait mobiliser au moins une division de 5.000 hommes. Durant toute la marche, la communication avec cette place était assurée par bateau seulement. Et malgré cela, les provisions accompagnant l’armée étaient insuffisantes, de telles sorte qu’au bout de 20 jours, l’armée avait atteint le stade de la famine, et n’a pu être sauvée que par l’approvisionnement provenant de la flotte.Pourquoi alors avoir entrepris toute la construction de la route ? Etait-elle nécessaire pour l’artillerie ? Les espagnols savaient pertinemment que les Maures ne disposaient pas d’une artillerie de campagne, et que leur propre artillerie de montagne était supérieure à n’importe quelle arme que l’ennemi pouvait leur opposer. Pourquoi alors avoir traîné toute cette artillerie durant toute leur marche, si tout cela pouvait être transporté par voie de mer de Ceuta à San martin ’jusqu’à l’embouchure du Wahad El Jehu ou le fleuve Tétouan) en quelques heures ? pour toute éventualité, une simple batterie de cannons de campagnes aurait pu accompagner l’armée, et l’artillerie espagnole doit être bien maladroite pour ne pouvoir progresser à travers n’importe quel terrain dans le monde qu’à la moyenne de cinq miles par jours.Les espagnols ont transporté par mer au moins une division et une fois, ainsi que le débarquement de la division de Rios à San martin l’a montré. Si l’attaque avait été menée par des troupes anglaises ou françaises, il n’y a aucun doute que cette division aurait été débarquée une fois à San Martin, apres quelques manœuvres de démonstrations au large de Ceuta pour attirer les Maures à cet endroit. Une telle division de 5.000 hommes placée dans des tranchées sommaires qui auraient pu être préparées en une nuit, aurait pu faire face, sans crainte, à l’attaque de n’importe quel effectif de Maures.Mais une division aurait pu être débarquée chaque jour si le temps avait été favorable, et l’armée concentrée par la suite à proximité de Tétouan en 6 ou 8 jours. Nous pouvons cependant douter que O’Donnell eut aimé exposer l’une de ses divisions à une attaque isolée pour peut être trois ou quatre jours, ses troupes sont jeunes et ne sont pas familiarisées avec la guerre. Il ne peut être blâmé pour n’avoir pas douté cette voie.Mai il aurait dû certainement adopter une autre méthode : chaque homme portant une semaine de provision, avec toutes ses armes de montagne, peut être une batterie d’armes de campagne, et autant de matériel de guerre sur le dos de leurs mules et chevaux, il aurait pu marcher depuis Ceuta et approcher Tétouan aussi rapidement que possible. En prenant en considérations toutes les difficultés, 8 miles par jour n’est certainement pas chose négligeable. Disons meme cinq ; cela ferait quatre jours de marche. Disons deux pour les engagements, bien que doivent être en réalité de pauvres victoires celles qui n’impliquent qu’un gain de quatre ou cinq miles par jour presque en tout temps.Ensuite l’armée pouvait arriver dans la plaine de Tétouan, avant l’épuisement des provisions, et en cas de besoin, les bateaux de guerre auraient été là pour débarquer des renforts en troupes fraîches au cours de leur progression, comme ils firent récemment. Le Maroc n’est pas un pays à terrain ou temps plus mauvais que l’Algérie, et les français ont fait beaucoup plus en plein hiver, et aussi dans les montagnes les plus reculées sans navires pour les soutenir ou les approvisionner. Une fois arrivé aux hauteurs des Montes Negros et maîtres de la passe de Tétouan, la communication avec la flotte par les routes de San Martin était sauve, et la mer aurait constitué la base des opérations. Ainsi, avec un peu d’audace, la période durant laquelle l’armée n’avait d’autre base d’opérations qu’elle-même, pouvait être ramenée d’un moins à une semaine, et le plan le plus audacieux donc le plus sûr des deux. Plus les Maures se montraient redoutables et plus la lente marche d’O’Donnell devenait dangereuse. Et si l’armée avait été défaite sur la route de Tétouan, sa retraite aurait été plus aisée que si elle restait encombrée de ses bagages et de son artillerie de campagne.La progression d’O’Donnell à travers les chaînes de Monte Negro, qu’il franchit presque sans opposition était tout à fait conforme à sa lenteur initiale. Il entreprit de nouveau la construction hâtive et le renforcement des redoutes, comme s’il avait à faire à l’armée la mieux organisée. Une semaine fut ensuite gaspillée, bien que contre de tels opposants, de simples retranchements improvisés auraient suffi, il ne pouvait s’attendre é être attaqué par aucune artillerie équivalente à six de ces fusils de montage et pour la construction d’un tel camp, une ou deux journées auraient dû suffire. A la fin, le 4, il attaqua le camp retranché de ses opposants. Les espagnols parurent avoir bien supporté cette action ; sur les mérites des arrangements tactiques nous sommes incapables de nous prononcer les quelques correspondances dans le camp espagnol omettent tous les détails militaires austères et ne retiennent qu’une peinture agréable et un enthousiasme exagéré.Ceci achève le premier acte de la campagne et si l’Empereur du Maroc n’est pas trop obstiné, il mettra fin vraisemblablement à toute la guerre. Aussi, les difficultés rencontrées jusqu’à maintenant par les Espagnols - difficultés accrues par la manière dont ils menèrent la guerre - montrant que si le Maroc tient bon, l’Espagne trouvera en lui un adversaire de taille. Ce ne sera pas en raison de l’actuelle résistance des irréguliers maures qui jamais ne vaincront des troupes disciplinées aussi longtemps que celles-ci maintiennent leur cohésion et peuvent être nourries ; mais en raison de la nature sauvage du pays, l’impossibilité de renforts même à partir de celles-ci, c’est la nécessité de disperser l’armée dans un grand nombre de petits postes qui, après tout, ne peuvent suffire pour assurer une communication entre les villes conquises, et qui ne peuvent être ravitaillées à moins qu’une grande partie de la force soit envoyée pour escorter les convois d’approvisionnements à travers un pays sans routes et la menace constante de l’apparition de nouées de combattants maures. On sait ce que fut les français, durant les cinq ou six années de leur conquête africaine de ravitailler Blida et Medea, sans parler des postes situés loin de la côte. Avec l’usure rapide des armées européennes dans ce type de climat, six ou douze mois d’une telle guerre ne seraient pas une plaisanterie pour un pays comme l’Espagne.Le premier objectif de l’attaque, si la guerre devait se prolonger, sera naturellement Tanger. La route menant de Tétouan à Tanger s’étend à travers une passe montagneuse, et ensuite sous la vallée d’une rivière. Il s’agit d’un travail à effectuer par voie terrestre, sans bateau à proximité pour assurer l’approvisionnement et sans routes. La distance est de 26 miles. Combien de temps cela prendra-t-il au Maréchal O’Donnell pour couvrir la distance et combien d’hommes devra-t-il laisser à Tétouan? On rapporte qu’il a affirmé qu’il faudrait 20 000 hommes pour la tenir, mais cela est évidemment trop exagéré. Avec 10 000 hommes dans la ville, et une brigade locale dans un camp retranché à San Martin, la place pourrait être suffisamment à l’abri ; une telle force pourrait toujours gagner du terrain avec une force à même de disperser toute attaque maure. Tanger pourrait être prise par bombardement à partir de la mer, et la garnison transportée ça et là par Larache, Salé, Mogador. Mais si les Espagnols entendaient agir de cette manière, pourquoi avoir entrepris la longue marche de Tétouan? Une chose est certaine avant de contraindre le Maroc à conclure la paix, si toutefois le Maroc tient bon une année de plus.